H. Martin u.a. (Hg.): Sexuer le corps

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Titel
Sexuer le corps. Huit études sur des pratiques médicales d’hier et d’aujourd’hui


Herausgeber
Martin, Hélène; Roca i Escoda, Marta
Erschienen
Lausanne 2019: Éditions HETSL
Anzahl Seiten
183 S.
von
Sandro Guzzi-Heeb, Histoire Moderne, Lausanne

Ces dernières années, l’histoire de la sexualité a suscité un grand intérêt en Suisse, notamment romande, avec un vaste éventail de nouvelles recherches qui ont ouvert des pistes de réflexion en partie nouvelles. Sous l’influence des débats actuels autour des conceptions du genre et du sexe, des individus transgenres et de nouveaux droits du couple ou de la famille, cet intérêt s’est surtout concentré sur l’histoire récente ainsi que sur les aspects politiques, juridiques ou culturels de cette thématique. D’autre part, depuis la publication de l’ouvrage incontournable de Michel Foucault dans les années 1970, les sciences, notamment la médecine, ont acquis une importance fondamentale dans les débats autour de la sexualité et des modèles normatifs proposés ou imposés aux populations.

Le recueil d’articles publié en 2019 par Hélène Martin et Marta Roca i Escoda se situe pleinement dans cette tradition, en rendant accessibles les résultats de plusieurs recherches conduites ces dernières années dans les Universités de Lausanne et Genève ainsi que dans les Hautes Écoles spécialisées de Suisse occidentale. Le volume lausannois présente en effet une série d’études historiques et sociologiques autour du corps et de la sexualité, avec une focale sur la situation de la Confédération, qui selon les éditrices a longtemps subi une relative marginalisation par rapport à la perspective centrée sur la France.

Le livre se veut une contribution à «une sociohistoire des pratiques médicales de sexuation du corps et de la sexualité en Suisse». Malgré les différentes approches, la plupart des auteur·e·s se reconnaissent dans une démarche commune d’analyse des discours savants et d’histoire ou sociologie de la médecine, sans oublier les implications juridiques et pénales des idées et des théories scientifiques.

Les trois premières contributions se concentrent sur les techniques chirurgicales et médicales de modification des corps sexués au sens strict. Les interventions sur les corps homosexuels, y compris la castration (Thierry Delessert), sur les corps transsexuels (Taline Garibian) jusqu’à la reconfiguration du dimorphisme sexuel (H. Martin, R. Benjama, R. Bessette-Viens) selon des pratiques de chirurgie esthétique ou corrective sur les organes génitaux, sont analysées avec une richesse de détails, proposant des lectures originales, souvent surprenantes du point de vue de la lectrice ou du lecteur d’aujourd’hui. Dans sa contribution, Thierry Delessert se penche notamment sur les débats et l’évolution des connaissances scientifiques sur l’homosexualité; il montre l’influence des conceptions médicales provenant du monde germanique sur les pratiques médicales suisses et indique comment la castration, sous différentes formes, a participé aux dspositifs helvétiques de répression et de régulation des délinquances sexuelles dans la première moitié du Xxe siècle.

Ces études documentent d’un côté les interventions sur des corps dont la sexualité est considérée problématique dans une optique politique ou sociale et reconstruisent de l’autre le parcours de définition et redéfinition des normes juridiques, médicales et sociales selon lesquelles les practicien·ne·s se sont orienté·e·s et s’orientent dans des cas qui soulèvent des doutes et des débats.

Dans leur chapitre, Cynthia Kraus, Véronique Mottier et Vincent Barras s’interrogent sur l’influence de la sexologie américaine dans les traitements des troubles sexuels en Suisse romande dans les années 1950–1980. En reconsidérant l’oeuvre du docteur Pierre-André Gloor (1922–1992) et de son élève P.B. Schneider, les auteur·e·s proposent de reconsidérer la thèse selon laquelle la sexologie américaine ne serait entrée qu’en retard et en surmontant plusieurs résistances dans le canton de Vaud. Selon leur recherche, dans la période considérée, l’influence des nouvelles idées provenant d’outremer a été sensible et relativement rapide.

La deuxième partie du volume est consacrée à des enquêtes sociologiques ou de médecine sociale sur les enjeux de pouvoir qui relèvent de pratiques actuelles. Alexandra Afsary étudie le vécu de la prescription de contraception féminine en Suisse romande, en dénonçant un mécanisme de pouvoir masculin sur les femmes. «J’ai montré que si la consultation est un espace de production du genre et des sexualités, elle met en exergue ce qu’est un ‹bon› sujet contracepté, un individu compétent en mesure de s’autocontrôler et s’autosurveiller» – conclut l’auteure (p. 115). Edmée Baillif porte son attention sur la prévention de la consommation de tabac et d’alcool auprès des futurs parents, en considérant notamment les enjeux de genre pour les femmes enceintes, tandis qu’Anastasia Meidani et Arnaud Alessandrin se concentrent sur la médicalisation et pathologisation des corps transsexuels dans les sociétés occidentales contemporaines.

Il n’est évidemment pas possible de résumer ici toutes les contributions stimulantes du volume, ni d’en évoquer tous les aspects intéressants. J’aimerais plutôt soulever quelques questions de méthode qui proviennent d’un spécialiste de l’histoire sociale moderne, inspirées par des perspectives différentes et certainement questionnables.

À propos de la terminologie, d’abord: «C’est précisément à l’analyse des productions médicales des corps et de la sexualité que nous consacrons cet ouvrage» – écrivent les éditrices dans leur introduction. Leur prose se moule autour d’un langage qui est devenu hégémonique dans les approches culturelles de la sexualité, mais qui se révèle parfois obscur ou imprécis. Que signifie en effet «les productions médicales des corps et de la sexualité»? Si la phrase indique que la médecine produit les corps, cela entraine des assomptions très profondes sur qui fait et qui subit l’histoire. Ce n’est toutefois pas ce que nous lisons dans les différents essais: dans la seconde partie du volume, la vision est en effet plus nuancée.

«Au travers de ces recherches, nous nous proposons de revenir sur cette tension entre d’une part un corps donné et d’autre part un corps transformé, modifié, inventé» – écrivent A. Meidani et A. Alessandrin dans leur essai sur les corps transsexuels. C’est une vision différente de l’image d’une «production médicale», d’autant plus que les auteur·e·s insistent sur l’agentivité des personnes transgenres, qui «réparent, écoutent, transforment leur corps parfois à contre-courant des attentes sociales. Elles résistent, refusent, négocient les injonctions qui leur sont adressées» (p. 144). Si on veut parler à ce propos de «production » des corps, l’expression devrait être précisée: cette production est en effet du moins à plusieurs mains, à plusieurs voix. Malheureusement, les éditrices du recueil ne clarifient pas la question, laissant planer des ombres sur la terminologie adoptée.

Une deuxième question concerne l’analyse critique des discours. Dans sa contribution, très intéressante par ailleurs, Marilène Vuille met en exergue les aprioris souvent sexistes dans les «compréhensions expertes et profanes du désir féminin». L’auteure analyse des discours de sexologues, d’expert·e·s divers·es ainsi que de participant·e·s à des forums en ligne sur le désir sexuel présumé plus faible des femmes en couple.

Les conclusions de l’auteure sont pertinentes et intéressantes. Elles font réfléchir sur les préjugés qui continuent d’influencer les débats sociétaux et scientifiques actuels: «La science n’est pas un monde coupé du reste de la société et, en matière de sexualité, ses énoncés se présentent souvent comme «une forme élaborée et travestie de représentation du sens commun. On l’a vu, la théorie de Rosemary Basson n’est pas moins normative que les conseils donnés par les internautes aux femmes en perte de désir. Sa modélisation de la sexualité féminine est chargée de présupposés de genre, de valeurs morales et d’une forme de puritanisme fonctionnel au maintien du couple hétérosexuel, conjugal, monogame » (p. 98). «Quant à la représentation de la sexualité qui se dégage des discussions consacrées à la baisse du désir féminin sur les forums Internet, elle correspond à un modèle traditionnel, celui d’une relation de couple hétérosexuel et monogame» (p. 99).

Cela est perspicace et intéressant. L’approche discursive laisse cependant des questions ouvertes. Au final, pouvons-nous retenir que le faible désir des femmes est un problème réel? Ou plutôt un problème essentiellement construit par les discours? «On en vient alors à s’interroger sur l’utilité de la catégorie de ‹trouble du désir› pour décrire une ‹dysfonction› qui apparait en fin de comptes comme l’état normal des femmes» – conclut l’auteure.

C’est un propos du moins surprenant. Que le faible désir des femmes soit l’«état normal» des choses est un énoncé qui n’est pas moins normatif, ni moins généralisant que d’autres interprétations dénoncées dans le même article, ni moins ancré d’ailleurs dans une longue tradition de débats genrés et de préjugés. L’utilisation-même du terme «normal» devrait nous mettre en alerte: pourquoi s’accrocher encore à des modèles de sexualité normale au lieu de considérer la diversité foncière des exigences et des préférences individuelles?

En conclusion, le recueil en question présente des lectures stimulantes qui soulèvent plusieurs questions cruciales afin d’avancer dans nos connaissances sur l’histoire récente du corps et de la sexualité. En ce sens, il représente une contribution utile à des débats sociétaux actuels autour de genre, sexualité et sphère publique. À mon sens, le volume pourrait aussi devenir une occasion pour un débat autour de l’héritage de Foucault et de l’analyse de discours, avec ses limites, qui n’a jamais vraiment eu lieu en Suisse.

Zitierweise:
Guzzi-Heeb, Sandro: Rezension zu: Martin, Hélène; Roca i Escoda, Marta (dir.): Sexuer le corps. Huit études sur des pratiques médicales d’hier et d’aujourd’hui, Lausanne 2019. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72 (1), 2022, S. 168-171. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00102>.

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